Partager la publication "Sur la table, ils déposent tout : confidences d’un soigneur"
3bikes a profité de la trêve du peloton pro pour aller à la rencontre de Stéphane Gicquel, soigneur au long cours, oreille des champions et pierre angulaire de leurs victoires… On le retrouve dans cet entre-deux si particulier de la saison, quand les bus refroidissent, que les valises s’entrouvrent encore toutes seules, par réflexe, et que les corps, soudain, ne sont plus compressés par la succession d’aéroports, de briefings, d’étapes, de lavages de vélos à minuit. La trêve, pour 3bikes, c’est l’instant idéal pour pousser la porte d’une vie qu’on célèbre trop rarement : celle de Stéphane Gicquel, soigneur d’équipe cycliste professionnelle depuis plus de deux décennies. Un métier de coulisses, un poste sans podium, mais sans lequel bien des podiums n’existeraient pas.
Par Jeff Tatard – Photos : Stéphane Gicquel
L’homme qui nous acceuille a la poignée franche et le regard précis de ceux qui savent, d’instinct, où se loge la fatigue. Il parle avec l’entrain d’un amoureux et l’organisation d’un logisticien. Surtout, il parle des autres : des champions rendus à leur humanité, quand « la table » devient le seul endroit de vérité.
« L’heure de massage, c’est le moment où le coureur est enfin au calme. Il est posé, le corps est à nu – au sens figuré et au sens propre. Là, il te parle de tout : sa voiture, sa famille, son contrat, ses doutes. Sur la table, ils déposent tout. »

Des années 90 à l’élite : un fil tendu à la main
Le vélo, chez lui, a commencé tôt, à l’époque où l’on apprenait les trajectoires sur des routes sans oreillettes et où l’on rentrait des courses avec des genoux râpés et des rêves trop grands pour un cartable. Enfant, il roule partout, puis stoppe après un déménagement dans le Val-d’Oise. Il reprend en cadets à Beauchamp, passe par Gonesse, et glisse dans la porte étroite du sport-études. Il en garde une indignation intacte : « Franchement, c’est un scandale qu’il n’y ait pas deux ou trois structures de haut niveau par région pour permettre aux champions de faire du vélo correctement. »
La promotion est relevée. Saugrain, Lorgeou, Djouadi, Coutif,… Les noms claquent comme des dossards qu’on a déjà lus dans les pages résultats de l’île de France cycliste. Cyril Saugrain surtout (qu’il ne cessera jamais de remercier), et une génération d’obsédés du détail. Stéphane continue ses études – BTS Action commerciale – sans lâcher le guidon. Il enchaîne ensuite avec la Brigade des Sapeurs-Pompiers de Paris, devient « seigneur » dans l’âme mais casque sur la tête, court les championnats du monde pour la BSPP, jusqu’au coup de fil qui bifurque une vie.« C’est Cyril qui m’appelle : “Stéphane, on cherche un soigneur à Big Mat Auber.” J’étais dans ma deuxième année chez les pompiers. Mon père, dingue de vélo, me dit : “Tu ne vas pas arrêter les pompiers !”… Et j’ai choisi le vélo. »
Auber d’abord, côté amateur puis oreille prête chez les pros. L’apprentissage est brutal, direct, concret. Au bout de trois ans, il demande une augmentation : « Je m’en souviens encore. Je viens pour parler salaire, et on me dit : “Je ne te garde pas.” Ça m’a vacciné : depuis, chaque été, je demande d’abord si on veut me garder l’année prochaine. La réponse, c’est ta boussole. »
Il rebondit, traverse des équipes françaises, puis l’aventure l’appelle. Linda McCartney – oui, celle-là même, liée au nom des Beatles. Montée en Angleterre, présentations, promesses… et l’annonce, glaciale : les fonds se sont volatilisés, l’équipe s’arrête net, en février. Un coup de froid professionnel. Alors il se remet en selle ailleurs, Rouen, une saison « où on gagne tout chez les amateurs ». Son anglais, au passage, devient solide : « Sur la table, j’avais des gars bilingues. Ils m’ont fait progresser. Le massage, c’est aussi une langue. »
Le réseau agit : AG2R lui ouvre une porte (Vincent Lavenu, évidemment), puis l’étranger l’aimante. Il veut se frotter au sommet, là où se gagnent le Tour et les Monuments. Il parle à Kim Andersen, à d’autres directeurs, et choisit celui qui dit « viens » le premier. C’est le saut. Les Schleck, les classiques, la pression d’un sponsor luxembourgeois persuadé qu’on peut gagner partout, tout et tout de suite. « On fait podium sur toutes les classiques, Oliver Zaugg enlève Lombardie, le Tour se termine avec deux coureurs sur le podium… et ça ne suffit pas ». Les structures fusionnent, se refondent. Direction RadioShack, puis Trek Factory Racing, devenu Trek-Segafredo, puis Lidl-Trek. Les noms de coureurs jalonnent sa mémoire comme des bornes kilométriques : Fabian Cancellara, Frank et Andy Schleck, Bradley Wiggins, Andreas Klöden, Vincenzo Nibali, Alberto Contador, Giacomo Nizzolo, Mads Pedersen, Julien Bernard, et tant d’autres.
Jusqu’au jour où, une fois encore, en juillet, la réponse tombe : on n’est pas sûr de le garder. Il connaît la musique. Il anticipe, sonde, discute. Visma d’un côté, puis un coup de fil d’Alpecin (où il croisera Mathieu van der Poel et Jasper…). L’offre arrive « 24 heures après ». Il signe trois ans.
Entre-temps, une philosophie a mis des mots sur ce qui le guide. On l’appelle l’Ikigai. « Être bon dans ce que tu fais, aimer ce que tu fais, contribuer au bien-être des autres, et pouvoir en vivre. Quand tu as les quatre, tu es aligné. Sinon, c’est une passion, une vocation, ou une mission… mais pas l’Ikigai. »
Le cœur battant d’une équipe : le soigneur
Dans le peloton, on renifle toujours d’abord les directeurs sportifs, les mécanos, la science des coachs de la performance. On oublie la main qui apaise, l’oreille qui recueille. Le soigneur, pourtant, serre toutes les coutures.
Avant la course : réveil tôt, bidons à la chaîne, ravitaillement solide, répartition des chambres au prochain hôtel, menus, sacs d’arrivée, sacs podium, listes, glaçons, thermos. Les chiffres, parfois, donnent le vertige : « On part sur des plans nutritionnels au millimètre : par exemple 4 gels par heure par coureur, et même 45 barres par coureur si la journée l’exige, plus les bidons – souvent une dizaine par jour et par coureur selon la chaleur et le scénario. Si on est huit, fais la multiplication, sur une semaine tu atteins des volumes délirants. »
Pendant la course : distribution au départ, zone de ravito, voitures, radios, ajustements. Et l’imprévu, toujours : « Tu t’attends à 80 % du film… les 20 % restants, c’est la vie. S’il fait froid, il faut du thé chaud. S’il cogne, des bidons glacés. Si le directeur sportif change le plan, on recompose le ravitaillement. Si le coureur te demande un Coca frais à la dernière minute, il doit sortir de la glacière comme par magie. C’est l’anticipation, tout le temps. »
Après la course : accueil à l’arrivée avec les sacs, la veste sèche, les gâteaux, le mot juste. Retour hôtel, lavage, set-up des tables, puis les massages. On a beaucoup progressé sur la qualité de vie du staff : « À l’époque, tu pouvais être trop peu de soigneurs pour trop de coureurs. Le dernier massage finissait très tard… et un coureur qui mange à 22 h, il dort mal. Aujourd’hui, sur un Grand Tour, on est assez pour faire passer tout le monde vite ; tu fais gagner deux heures de sommeil au coureur à l’échelle d’une journée. »
Sur la table, les préférences s’apprennent comme une partition.
« Mads (Pedersen) aime qu’on rentre profond dans la cuisse. C’est un dur au mal. D’autres, comme Julien (Bernard) préfèrent un toucher plus soft. Le secret, c’est qu’un massage ne convient pas à tout le monde. Ta main doit s’adapter à l’homme, pas l’inverse. »
Quant aux gadgets miracles, il a tout essayé, pour se faire une idée. « Rien ne vaut la main. Les outils complètent, ils ne remplacent pas. »
La science des ravitos : parfums, grammes, et psychologie
On croit qu’une musette se remplit au feeling. C’est naïf. Le matin, le pôle performance décline le plan : énergie à l’heure, stratégie de course, météo, nombre de relais attendus, probabilité de bordures, de secteurs, d’un final à bloc. La musette devient un plan de vol.
« Tu sais le nombre de gels, de barres, le grammage de glucides, qui peut avoir besoin de plus en cas de départ de feu. Van der Poel peut tout dynamiter à 160 km de l’arrivée ? Alors l’équipe déclenche très tôt, on alimente plus tôt, on refroidit plus tôt, et on prépare même le plan B si la journée s’allonge. »
Et puis il y a le détail qui tue – au sens propre et figuré : le goût. « J’ai appris ça sur une Vuelta : un coureur adore la fraise, un autre la caféine sans café. Tu le sais, tu prépares. Dans la portière de la voiture, j’ai toujours un assortiment ; au moment d’ouvrir la main, faut que ça tombe juste pour lui. »
Les confidences : « Sur la table, ils se confient »
Ce chapitre-là exige pudeur. Il ne dévoilera pas l’intime – seulement ce qui raconte la confiance.
Jens Voigt, par exemple. Au début de sa dernière saison, il s’allonge et dit : « Stéphane, à la fin de l’année, je veux tenter le record de l’heure. Tu en penses quoi ? » S’ensuivent des mois de conversations, de doutes, d’ajustements. Au moment du grand saut, Jens lui demande de venir en Suisse. « On a passé un mois ensemble. Et au-delà du champion, j’ai vu l’homme : six enfants, deux machines à laver, deux frigos, des litres de lait dans le caddie… Tu n’imagines jamais que ça va avec les watts. Mais si. »
Fabian Cancellara, lui, reste la pierre angulaire d’une ère – l’athlète qui impose une culture d’exigence jusque dans le moindre contre-la-montre. Bradley Wiggins – croisé, recroisé, toujours un mot, même en maillot jaune. Les Schleck – l’été où tout semblait possible. Tous, un jour, sont passés par la table, ont laissé cette heure suspendue.
Et puis il y a Mathieu van der Poel, météore stable, paradoxe vivant – imprévisible par méthode. Stéphane raconte Roubaix comme on raconte une légende en marche : « Il y a ces jours où l’équipe met tout en route très tôt. Tu vois à la télé, tu sais que ça va exploser. Et dans le final, quand tout le monde est “mort”, Mathieu aussi te dit qu’il est mort… mais il passe quand même le relais à Pogacar. Ces champions-là, quand ils se relaient à deux, aucun des deux ne se relève. Et quant à la victoire : un jour c’est toi, un jour c’est moi. »
Stéphane nous glisse une anecdote que vous ne lirez nulle part ailleurs que sur 3bikes. À Paris-Roubaix 2025, quand Tadej Pogačar coupe la ligne 1’18’’ derrière Mathieu van der Poel, le maillot encore zébré de poussière, Van der Poel vient le voir et lui lance : « Mais pourquoi es-tu arrivé si vite dans le virage où tu es tombé ? » Ils venaient de traverser l’enfer à plus de 50 km/h sur des pavés qui secouent l’âme. Pogačar répond alors, impitoyablement honnête : « J’étais tellement mort… que je n’avais même pas vu qu’il y avait un virage. »
Vie contractuelle : la lucidité comme ligne de vie
C’est la partie qu’on élude souvent, et qui explique pourtant tant de choses : le contrat. Le staff, comme les coureurs, vit avec un horizon qui se redessine chaque été.
« En France, on parle 35 heures ; dans une équipe WorldTour, tu es plutôt en forfait jours. On te dit 180 jours de travail, des blocs de courses, des stages, des périodes de repos. Il n’existe pas d’obligation de résultat du type “tant de bidons, tant de grammes”. On te demande d’être pro, fiable, anticipate
La règle d’or que je me suis faite : en juillet, je demande si on me garde. Si on me dit “on ne sait pas”, c’est qu’on ne me garde pas. Alors j’anticipe, pour ne jamais mettre ma famille en difficulté. »
Dans cette navigation, il a eu des mains tendues, des loyautés, des amitiés qui pèsent : merci à Cyril Saugrain – et merci surtout à Peg. Peg c’est sa femme. Il insiste, pose ses mots avec gravité. « Ma femme s’est sacrifiée des années. Quand un gosse est malade et que tu es à l’étranger, c’est elle qui appelle le patron pour dire qu’elle ne vient pas. Sans elle, pas d’équilibre, pas de carrière. Aujourd’hui, elle a pris son envol, elle évolue, et je suis fier d’elle. Mais sans elle, je n’étais pas là. »
| La journée type, sans fardPour ceux qui aiment l’odeur de la logistique, voilà la partition, presque crue : 
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Entre deux, une question que nous lui posons : garde-t-il un sas personnel ? Un footing, une marche, un home-trainer volé au camion… Il sourit.
« Quand il faut, je trouve une heure. Mais l’essentiel, c’est d’arriver frais sur la table suivante. La main fatiguée, ce n’est plus la bonne main. »
Les imprévus (et comment ils ne le sont plus tout à fait)
Il en cite une poignée, qui disent tout :
- Météo qui tourne : prévoir le chaud et le froid, le sucre et le salé.
- Hôtel capricieux : anticiper les menus, l’eau chaude pour les mécanos (les mains endolories par le lavage des vélos ? Prévoir des solutions pour eux aussi).
- Goûts changeants : un parfum qu’on ne supporte plus ? Avoir l’autre prêt.
- Course qui s’emballe : musettes déjà prêtes pour plusieurs scénarios.
« Avec l’expérience, tu ne supprimes pas l’imprévu, mais tu réduis son impact. Quand ça déraille, tu dois rester calme. Tout le monde regarde le soigneur sans le dire. »
Les champions sont des collègues de papa
Il nous raconte une scène qu’on adore. Son fils, plus jeune, croisait souvent des coureurs à la maison ou au bus. Pour lui, Fabian Cancellara n’était pas “Spartacus”, mais Fabian. Mathieu, pas “Van der Poel”, juste Mathieu. Jasper, Mads, Brad… « Il connaissait les prénoms, pas les noms. Pour lui, c’étaient les collègues de papa. Ça remet tout à l’endroit. » Ce renversement de perspective, Stéphane le garde sur la table : voir l’homme avant le palmarès. C’est probablement pour cela qu’on lui parle si facilement.
Ce que devient le métier
Nous lui demandons comment il voit l’évolution du rôle du staff. Sa réponse est nette. « C’est devenu un vrai métier. On n’appelle plus “un copain pour dépanner trois semaines au Tour”. Les équipes ont professionnalisé le soin, la nutrition, la logistique, la data. On tend vers un masseur par coureur sur les grands rendez-vous : le sommeil, la récupération, les horaires des repas, tout est lié. Le défi, maintenant ? Former. En France, il n’y a pas assez de soigneurs. Et aligner tout le monde : DS, mécanos, nutritionnistes, cuisiniers, coaches… On ne gagne pas “par service”, on gagne quand tout le monde parle la même langue. » Et de rappeler aux jeunes qui rêvent d’entrer dans le vélo, pas forcément comme coureurs : « N’arrêtez jamais l’école. Choisissez des études qui vous laissent proches du sport : attaché de presse, cuisinier, kiné, prépa
Une éthique simple, une gratitude droite
Il y a chez Stéphane Gicquel une façon de tenir sa ligne qui force le respect. Être disponible sans se perdre, professionnel sans se dessécher, lucide sans amertume. On le sent quand il raconte ces renouvellements qui n’arrivent pas, ces fusions qui emportent des équipes, ces coups de fil qui sauvent des saisons. Il n’a pas d’aigreur, il a une méthode. « Tu ne contrôles pas tout. Tu contrôles ta façon d’être. Demande tôt, prépare un plan B, ne mets pas ta famille en risque. Et travaille. Toujours. » Il n’oublie pas non plus de dire merci : à Cyril Saugrain, qui a jalonné la route depuis les jeunes années, et à Peg, sa femme, colonne invisible de toutes ses saisons. « Sans elle, je n’étais pas là. C’est simple. »
Épilogue (provisoire)
Quand on referme notre carnet de notes de rédacteur 3bikes, on repense à une phrase qu’il lâche dans un sourire : « Le bonheur professionnel parfait, c’est peut-être inaccessible, mais on peut s’en approcher. Être bon, aimer ce qu’on fait, aider les autres, et en vivre. Moi, sur la table, je le touche du doigt. » 
On a souvent tendance à résumer une équipe à ses coureurs et à ses directeurs. On oublie ceux qui, dans l’ombre, portent les heures, les sacs, les confidences et les nuits trop courtes. On oublie la main qui soulage, l’oreille qui recueille, le regard qui anticipe. On oublie le soigneur.
Ce récit n’est pas un hommage posthume, ni une bluette romantique. C’est un constat : dans les grandes victoires, il y a toujours un peu de magnésium sur les doigts, un marqueur sur une glacière, une barre à la fraise choisie à propos, un sac podium prêt « au cas où », une heure de confidences qu’on n’entendra jamais, et Stéphane Gicquel qui, sans bruit, fait tenir les choses.
Et c’est très bien ainsi.
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