Partager la publication "Les cyclistes et leur microcosme : l’amour en braquet fermé"
Il y a des moments, sur le bord d’une course amateur ou d’une sortie club, où l’on se demande si le cyclisme n’est pas devenu une petite secte à pédales. Pas une secte dangereuse, non : juste une confrérie joyeusement refermée sur elle-même, avec ses codes, ses coutumes et ses prêtres en cuissard noir. On y entre un peu par hasard, on y reste par amour… et on en sort rarement indemne. Parce que oui, le cycliste, lui, construit tout autour de sa passion. Méticuleusement. Comme un petit architecte de watts. Sa vie devient un puzzle dont chaque pièce doit servir le grand projet : rouler plus, rouler mieux, rouler quand les autres dorment. Les non-initiés trouvent ça excessif. Nous, on appelle ça la discipline.
Par Jeff Tatard – 3Bikes.fr / Photos ©3Bikes
Le monde selon FTP
Le cycliste, c’est un être qui ne “fait pas du vélo” : il vit vélo. Il connaît la météo à 7 jours, les horaires du vent, la composition de son gel, le poids de sa paire de roues, et, surtout, la puissance moyenne de sa sortie d’hier, qu’il a déjà uploadée sur Strava avant même d’avoir retiré ses gants. Sa sociabilité ? Algorythmique.
Les “kudos” ont remplacé les poignées de main, les groupes WhatsApp les apéros, et les discussions tournent autour de FTP, TSS et “base foncière”. Essayez d’aborder un dîner de cyclistes avec un sujet d’actualité : vous serez balayé par un débat passionné sur les avantages comparés du tubeless ready ou du boyau d’autre fois.
“Dis-moi ce que tu roules, je te dirai qui tu es.” |
Tout microcosme a ses castes. Chez nous, le vélo est une religion de l’apparence utile : le graveliste contemplatif, le routier puriste, le triathlète méticuleux, le coursier nerveux, le “bikepacker” philosophe… Bref, chacun prêche son évangile et regarde les autres avec un mélange de curiosité et de légère condescendance. Un cycliste de route pur jus, c’est un type qui appelle le VTT “l’autre truc”, qui dit “on monte au train” pour parler d’une balade, et qui considère qu’un brunch sans glycogène n’est pas un repas.
Mais la tribu ne s’arrête pas là. Le plus fascinant, c’est la façon dont tout le reste : métier, amour, amitiés, etc finit par graviter autour du pédalier et des manivelles de 172,5 (160 pour Poggi). Beaucoup choisissent un travail qui “laisse du temps pour rouler”. Les plus organisés s’inventent un métier sur mesure : coach vélo, mécano, photographe, créateur de contenu, podcasteur watté. D’autres trouvent carrément l’amour sur le vélo. Ce n’est pas de la consanguinité : c’est de la logistique sentimentale. Même passion, mêmes horaires, même odeur de crème d’échauffement.
Pourquoi si fermés ?
Certains reprochent au cycliste de vivre dans une bulle. C’est un peu vrai. Mais il faut dire qu’on y est bien, dans cette bulle : de l’air, du bitume et un peu de douleur. Le cyclisme, sport d’endurance, façonne une éthique monacale : lever tôt, manger juste, souffrir proprement. Tout ce qui s’écarte du plan d’entraînement devient suspect.
Et puis il y a la dimension très concrète : rouler à 40 km/h en peloton, c’est un acte de confiance. On ne prête pas sa roue arrière à n’importe qui. C’est une question de survie, pas de snobisme. Le problème, c’est que cette exigence de sécurité se mue parfois en entre-soi confortable : on roule avec les mêmes, on parle avec les mêmes, on partage les mêmes Strava… et on oublie un peu le reste du monde.
Le cyclisme, miroir d’un monde (très) organisé
Mais il faut le dire : ce phénomène n’est pas propre à nous. On retrouve les mêmes cercles fermés chez les alpinistes, les triathlètes, les musiciens de jazz, les chercheurs ou les gamers de haut niveau. Partout où la passion devient un mode de vie, elle tend à fabriquer ses propres frontières.
Le cycliste, lui, a simplement un avantage, en plus de son dialecte : sa bulle roule. Elle s’aère. Et même refermée, elle traverse les paysages à 35 km/h alors qu’on avait dit Z2. C’est peut-être pour ça qu’on s’y sent si libre, tout en restant si semblables.
Quelques clichés (qui ont la vie dure)
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Le fond de l’histoire…
Au fond, cette fermeture n’est ni grave ni définitive. Elle parle de quête d’intensité. Le vélo, c’est un langage qui demande du temps pour se parler. Et ceux qui l’ont appris aiment le parler entre eux. Mais rien n’interdit d’y inviter les autres, à condition de ralentir un peu, d’enlever le casque en terrasse et de raconter la sortie autrement que par le nombre de watts.
Le vélo n’isole pas. C’est notre façon d’en faire une forteresse qui, parfois, le fait. Mais un peloton, ça reste une communauté en mouvement : il suffit d’un signe, d’un coude tendu, d’une roue partagée pour rouvrir la route.
Et si le vrai défi, finalement, c’était de pédaler assez fort… pour ne pas tourner en rond ?
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