Partager la publication "Axel Carion – Ce que le monde nous apprend (à voir)"
Le jour se lève sur la Divide. La poussière du Montana s’accroche aux rayons bas du soleil, la piste s’étire comme une cicatrice claire au milieu des montagnes. Deux silhouettes avancent dans le silence, côte à côte. L’une sait exactement où elle met les roues. L’autre apprend à lire le monde. Axel Carion et Greg roulent depuis l’aube. Leurs ombres s’allongent sur la piste comme deux lignes parallèles : la première, droite, sûre, celle de l’expérience ; la seconde, hésitante, celle de la découverte. Le Canada est déjà loin derrière eux. Devant, le Mexique. Entre les deux, 4400 kilomètres d’altitude, de froid, de chaleur et de poussière : la Great Divide Mountain Bike Route.
Par Jeff Tatard – Photos : DR
On a eu Axel au téléphone ce dimanche soir d’octobre, la veille d’un nouveau BikingMan, au Brésil. Il parlait vite. Pas une vitesse nerveuse : une clarté d’esprit. Les mots se posaient avec la justesse de quelqu’un qui a beaucoup vu et beaucoup compris. Il ne cherchait pas à convaincre ; il partageait.
« Renouveler une même expérience, c’est une erreur. La deuxième fois, la vraie victoire, c’est de la partager. » C’est exactement ce qu’il a fait sur la Divide : revenir pour transmettre.
Le professionnel et le novice
Axel Carion n’est pas un amateur de défis. Il en est l’architecte. Fondateur du BikingMan, il connaît la fatigue, la solitude, la mécanique, la logistique, le doute et la gestion du risque. C’est son métier. À ses côtés, Greg, un néophyte. Il n’avait jamais vécu d’expédition de cette ampleur. Entre eux, il y a cette différence de densité qui rend le duo passionnant : la maîtrise d’un côté, la découverte de l’autre.
Axel porte tout : la navigation, la stratégie, le tempo, la sécurité. Mais il n’en fait pas une charge. Pour lui, c’est naturel. « Quand tu maîtrises, tu n’es pas écrasé par la responsabilité, tu es libéré par elle. » Il sait ce qu’il fait, et c’est cette certitude tranquille qui permet à Greg de se laisser guider.
Sur la route, il observe, apprend, imite. Axel ne parle pas beaucoup. Il montre. Il donne confiance sans promesse. Entre eux, le lien se tisse sans mots. « Le silence, c’est notre vraie connexion. Quand tu n’as plus besoin de parler pour avancer à deux, c’est que tu es à la bonne place. »
Les jours sans fin
Les journées sur la Divide commencent avant la lumière. Le froid est encore vif, les doigts engourdis peinent à démonter la tente. Le café chauffe sur le réchaud, odeur de métal et de poussière. À six heures, ils sont déjà sur la piste.
Des journées de quinze heures. En moyenne dix heures trente sur le vélo. À peine cinq heures de sommeil. Axel gère comme un horloger. Il sait doser, anticiper, réparer. Pas une once de panique, jamais de geste inutile. Il parle de la douleur comme d’une donnée, pas d’un drame. « La douleur, tu l’accueilles, tu la lis, tu l’intègres. C’est une information. »
Le soir, quand la lumière tombe, ils s’arrêtent. Pas d’hôtel, pas de confort. Juste la toile fine de la tente, les gestes répétitifs du bivouac. Les bruits du vent, les insectes, parfois un animal qu’on ne voit pas. Le silence revient, plus dense encore. Et dans ce silence, une paix rare.
Le père
Lorsqu’on lui parle de ce goût de la route, il ne remonte pas à l’Amérique ni au vélo. Il remonte à l’enfance. Chez les Carion, ils étaient six : trois frères, trois sœurs. Une maison vivante, des voix, du mouvement. Son père n’imposait rien. Il ouvrait. « Il ne m’a pas appris à conquérir, il m’a appris à explorer. Et explorer, ce n’est pas prendre, c’est comprendre. »
Il marque une pause. « Je ne l’ai jamais vraiment remercié pour ça. »
De cette éducation, il garde un principe : la permission. Pas dans le sens du laxisme, mais de la confiance. Celle qu’on accorde à quelqu’un qu’on sait capable d’essayer. C’est cette liberté-là qu’il transmet aujourd’hui.
La femme et le fils
Quand il parle de sa femme, la vitesse de sa voix change. La précision reste, mais le ton se fait plus doux. « Elle comprend que chaque départ fait partie de moi. Elle ne cherche pas à me retenir ; elle m’aide à revenir. » Et puis il évoque leur fils. Dix-huit mois. « C’est ce qu’il y a de plus beau. Ce n’est pas une raison d’arrêter de partir. C’est une raison de revenir mieux. »
Lui qui a passé des mois à rouler seul voit désormais la route autrement. La paternité n’a pas freiné l’explorateur. Elle l’a orienté. « Je veux qu’il voie le monde autrement que par un écran. »
Le réel contre la vitesse du monde
Le mot réel revient souvent. Axel n’est pas contre la technologie. Il l’utilise, la comprend, l’enseigne. Mais il en connaît la limite. « On est connectés à tout, sauf à nous-mêmes. » Pour lui, l’expédition est une forme de résistance douce. Une manière de rappeler que vivre, c’est ressentir. Le vent, le froid, la faim, la fatigue : le réel, dans toute sa texture. « On ne peut pas tout raconter. Il faut vivre. »
Le vent, le froid, la faim, la fatigue : le réel, dans toute sa texture. « On ne peut pas tout raconter. Il faut vivre. »
Quand il roule, il coupe tout. Pas de téléphone, pas de réseau. Le monde se réduit à la respiration, au bruit de la chaîne, à l’horizon. C’est une déconnexion physique, mais surtout mentale. Une discipline.
L’ego et la mesure
Son rapport à l’ego est d’une lucidité désarmante. « L’ego, c’est ce qui te fait partir. Mais si tu le laisses conduire, tu te perds. » Ce n’est pas un discours moral. C’est une observation. « La montagne, dit-il, ne te félicite pas. Elle t’accepte ou elle t’ignore. »
Il n’y a pas de podium sur la Divide. Pas de spectateurs. Pas d’applaudissements. « Les chiffres ne racontent rien. Ce qui compte, c’est la trace invisible. » Cette précision-là, il la doit à son métier. Dans le monde du BikingMan, il a vu passer des centaines d’aventuriers. Ceux qui finissent ne sont pas toujours les plus forts ; ce sont les plus justes. Ceux qui savent écouter le monde.
La beauté exacte
Quand il décrit la nature, sa voix prend une teinte presque scientifique. Il parle de géologie, de densité de l’air, de lumière. Il ne cherche pas la poésie ; il cherche l’exactitude. « La nature n’est pas belle, elle est juste. Et c’est pour ça qu’elle nous émeut. » Les nuits sous la tente ne laissent pas de souvenirs spectaculaires. Pas d’images parfaites. Ce qu’il garde, c’est le silence. « Ce que je retiens, c’est l’absence de bruit. Quand tout s’arrête, il ne reste que toi, et c’est suffisant. »
La résilience
Axel parle souvent de la résilience comme d’un élastique. « Plus tu tires, plus il s’allonge, plus il s’adapte. Mais si tu tires trop fort, trop souvent, il perd sa tension. Il ne casse pas, il se vide. » Cette image lui ressemble : concrète, sans pathos, mais d’une justesse implacable.
Pour lui, la résilience n’est pas une vertu. C’est une mécanique fine, un équilibre à surveiller. Chaque expédition étire un peu plus l’élastique. Le mental, le corps, la lucidité : tout se distend. Alors, pour ne pas qu’il se détende à jamais, il faut lui redonner du sens. « Le sens, c’est ce qui redonne la tension. »
Et c’est là que Greg entre en scène. Rouler avec lui, c’est changer de prisme. Voir le monde à travers son regard, c’est retrouver la fraîcheur du premier départ. Axel explique ça comme un effet de CinémaScope : tout à coup, le champ s’élargit, la perspective change. « On découvre autrement ce qu’on croyait connaître. »
Il raconte cette idée en la rattachant à un souvenir universel : celui d’un enfant qui tombe. « Un bébé ne pleure pas parce qu’il a mal. Il pleure quand il croise le regard inquiet de sa mère. La douleur, il la lit dans ses yeux. » C’est là que tout se joue : dans la résonance. Le regard de l’autre façonne la perception, lui donne un cadre, une profondeur.
Avec Greg, c’est exactement ça. « À travers son regard, j’ai compris différemment ce que je fais. Il m’aide à lire mes propres gestes. Ce n’est pas de la pédagogie, c’est une forme d’intelligence partagée. » Il ne parle pas d’enseignement, mais d’un miroir. Ce que l’un vit, l’autre le comprend autrement, et dans cet échange silencieux, chacun s’élargit. La résilience devient alors quelque chose de plus grand : une souplesse de l’esprit, une capacité à se laisser traverser par la vision de l’autre sans perdre la sienne.
Greg, le partage
La relation entre Axel et Greg n’est pas celle de deux égaux. C’est celle d’un professionnel et d’un apprenti. Mais pas dans la hiérarchie : dans la bienveillance. Axel observe, corrige, rassure. Greg apprend, écoute, imite.
Ils n’ont pas besoin de se parler. Le silence fait le travail. « À deux, on va plus juste. » La phrase revient souvent. Pas plus vite, pas plus loin : plus juste. Ce qui frappe, c’est la tranquillité d’Axel. Aucune peur, aucune crispation. La charge mentale, il la porte sans l’éprouver. Elle fait partie de lui. Il n’en parle pas, il la vit. Le partage, ici, n’est pas sentimental. C’est une science de la présence. Une manière de montrer que la maîtrise n’a de valeur que si elle s’ouvre.
Le retour
Au retour, le monde va trop vite. Toujours. « Quand tu reviens, tu as le rythme du vent. Le monde, lui, a celui du Wi-Fi. Il faut du temps pour réaccorder les vitesses. » Il retrouve sa famille, la normalité, la lumière d’un matin sans poussière. Le corps est encore tendu, l’esprit déjà ailleurs. Le vide du retour, il le connaît bien. Mais il ne le fuit plus. Il l’accepte comme une étape du voyage. « L’expédition ne s’arrête pas quand tu poses le vélo. Elle continue en toi. »
L’héritage
Vers la fin de la conversation, la voix d’Axel s’adoucit. On sent l’homme plus que l’aventurier. Il parle de ses enfants, des futurs départs, de la trace qu’il veut laisser. « Je ne cherche pas à laisser des traces, mais des passages. » Tout est là. Pas de quête de gloire, pas de record. Une trajectoire. La sienne, faite de précision, de sens, d’écoute. Et désormais, de transmission.
Il dit encore : « Le monde est plus grand que nous. Et c’est pour ça qu’il faut aller le comprendre. » La ligne du Canada au Mexique, ils l’ont parcourue en vingt-six jours. Mais ce qu’Axel a vraiment traversé, c’est le temps. Le sien, celui de Greg, celui du monde moderne. Ce qu’il enseigne, ce n’est pas la performance, c’est l’accord. L’accord entre la rigueur et l’émerveillement, entre la maîtrise et la confiance. Quand il parle, tout devient simple : avancer, regarder, comprendre. Et on comprend que ce qu’il cherche n’est pas au bout de la route, mais dans la manière d’y être. Il ne roule pas pour atteindre ; il roule pour relier. L’espace, les autres, et ce qui en lui demeure encore curieux du monde.
Il dit : « Le sens d’une expédition, ce n’est pas ce que tu découvres, c’est ce que tu deviens capable de voir. » Alors on se tait un instant. Parce qu’on comprend que la vraie aventure n’est pas de repousser les limites, mais de les rendre poreuses. De sentir que tout communique : le corps, la nature, la pensée, le silence. Et si la route devait s’arrêter là, entre le Canada et le Mexique, on sait désormais qu’elle continuerait ailleurs. Dans le regard de Greg. Dans celui de son fils. Dans cette façon rare qu’a Axel Carion de rendre le monde plus grand, simplement en le regardant mieux.
À lire : Le Monde à vélo – par Axel Carion et David Styv
Découvrez l’univers, les expéditions et les projets d’Axel Carion sur son site officiel : https://axelcarion.com
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