L’addiction au sport : entre passion et emprise

Nous connaissons tous des passionnés de sport. Des hommes et des femmes qui se lèvent à l’aube pour courir, qui enfilent leurs chaussures comme d’autres prennent un café, qui trouvent dans l’effort une énergie vitale. Certains n’hésitent pas à braver la pluie, le vent, le froid mordant de l’hiver pour ne pas « rater leur séance ». Pour beaucoup, cela relève d’une passion saine, d’un moteur de vie. Mais parfois, quelque chose bascule. L’activité qui faisait sourire finit par isoler, l’élan vital se mue en contrainte, la passion en obsession. Et nous devons l’admettre : nous aussi, chez 3bikes, sommes peut-être concernés…

Par Jeff Tatard – Photos : DR

C’est cette frontière invisible, cette bascule insidieuse, que nous avons voulu comprendre. Chez 3Bikes, nous avons pris la route pour rencontrer le Dr Jean-Christophe Seznec, psychiatre, médecin du sport et auteur du récent ouvrage Le sport, psychologie d’une passion (Odile Jacob). Cet expert reconnu, passé par l’équipe de France junior de cyclisme sur route et par le comité médical de la Fédération française de rugby, nous a reçus avec bienveillance et franchise. Comme il l’avait déjà fait dans ses enseignements et ses livres, il nous a ouvert l’esprit sur les ambiguïtés du sport : formidable outil de santé et d’équilibre, mais aussi terrain fertile pour les excès.

Quand la passion reste un choix

D’emblée, le Dr Seznec nous a proposé une distinction éclairante. La passion, dit-il, est « une activité maîtrisée, volontaire, qui rapproche de ce qui compte pour soi ». Elle nourrit la joie, l’enthousiasme, l’envie d’aller plus loin. Elle s’adapte aux contraintes de la vie : on peut lever le pied, interrompre un entraînement pour un dîner de famille, mettre sa pratique entre parenthèses en cas de blessure. La passion ouvre, relie, enrichit.

Ce qui nous a frappés, c’est la façon dont il décrit la liberté comme critère décisif. Une passion saine laisse toujours la possibilité du choix. Elle reste un outil au service de l’existence.

Quand l’addiction impose sa loi

À l’inverse, l’addiction est une emprise. « Elle se nourrit d’impulsivité et génère une perte de contrôle », nous explique-t-il. Le sportif ne choisit plus : il est contraint. L’arrêt n’est plus envisageable, car il déclenche de l’anxiété, de la culpabilité, un sentiment de manque. Le temps, les relations, parfois l’argent, sont sacrifiés sur l’autel de la pratique.

Ce glissement est rarement spectaculaire. Il s’opère par petites touches : une sortie de plus, un week-end de compétition supplémentaire, une soirée manquée pour une séance jugée « indispensable ». Jusqu’à ce que l’entourage s’inquiète, ou que le corps lâche.

Les signaux d’alerte sont clairs : l’isolement, les conflits avec la famille ou les amis, la rigidité de l’emploi du temps, l’incapacité à freiner malgré les blessures ou la fatigue. Là où un passionné sait interrompre sa pratique pour préserver sa santé, l’addict s’entête, quitte à tout perdre.

« Le sportif ne choisit plus : il est contraint. L’arrêt n’est plus envisageable, car il déclenche de l’anxiété, de la culpabilité, un sentiment de manque. »

Des dégâts bien réels

On pourrait croire que l’addiction au sport reste une affaire bénigne, presque enviable. Après tout, mieux vaut courir que boire ou fumer, non ? Le Dr Seznec s’inscrit en faux contre cette idée reçue. L’addiction, rappelle-t-il, est toujours une souffrance. Elle entraîne isolement, conflits, ruptures, perte d’opportunités professionnelles. Le sport, censé soutenir la santé, peut devenir destructeur.

Il insiste aussi sur la place de l’entourage. Trop souvent, les proches oscillent entre reproches et résignation. Or, c’est dans la parole bienveillante, dans l’expression d’une inquiétude sincère, que réside l’aide. « Ce n’est pas en assénant des “tu dois” que l’on aide quelqu’un, mais en l’invitant à observer ses propres choix », souligne-t-il.

Pour le Dr Jean-Christophe Seznec, l’addiction au sport n’est jamais anodine : derrière l’apparente santé, elle cache souffrance, isolement et ruptures.

Soigner, rééquilibrer, redonner du sens

Fallait-il demander si l’on peut vivre avec une addiction au sport ? La réponse de Seznec est nette : non. Une addiction ne se gère pas, elle se soigne. Elle prive de liberté, elle enferme, elle abîme.

Mais cela ne signifie pas qu’il faille couper radicalement avec le sport. Le psychiatre aime utiliser une métaphore parlante : « Le sport, c’est comme un marteau. Bien utilisé, il permet de construire. Mal utilisé, il fait des dégâts. » L’enjeu n’est pas de bannir, mais de retrouver une pratique libre et souple.

Il rappelle d’ailleurs que le sport de haut niveau a intégré depuis peu un suivi psychologique longitudinal, signe que la société commence à prendre conscience de ces risques.

L’exemple des rats placés dans une roue — au point de préférer courir que manger — nous a particulièrement marqués. Cette expérience, dit-il, illustre à quel point le mouvement peut devenir pathologique. Chez l’humain aussi, la recherche de l’effort peut occulter des besoins fondamentaux.

« Une addiction ne se gère pas, elle se soigne. Elle prive de liberté, elle enferme, elle abîme. »

Aux racines de l’addiction

Pourquoi certains basculent-ils, et d’autres pas ? Ici, Seznec mêle biologie et psychologie. Certains individus sont plus sensibles à l’activation du système dopaminergique, le circuit de la récompense. D’autres présentent une fragilité narcissique : ils ne se sentent exister qu’à travers leurs performances. D’autres encore, notamment ceux souffrant de TDAH, sont plus vulnérables aux comportements compulsifs.

Il nous met aussi en garde contre l’idée simpliste du transfert : qu’en arrêtant le sport, l’addict se jettera forcément sur une autre dépendance. En réalité, lorsqu’on soigne une addiction, on agit sur le terrain global, sur la difficulté à gérer le vide, l’anxiété, la quête de valeur. Traiter l’addiction au sport, c’est aussi apaiser d’autres comportements excessifs.

Et dans un message qu’il nous a envoyé après notre entretien, le Dr Seznec nous rappelle aussi que « la course aux résultats augmente le risque addictif ». Ce qui fait la force de champions comme Léon Marchand, explique-t-il, c’est d’avoir appris que leur valeur ne dépend pas de leur performance. Grâce à ce travail avec son préparateur mental, Marchand peut se concentrer sur ce qu’il aime vraiment : nager et se mesurer aux autres. La victoire vient ensuite. Dans les sports individuels, la focalisation sur le chrono accroît le risque de basculer dans l’addiction, notamment lorsque la performance compte davantage que l’expérience de vie qu’est le sport. « La pratique du sport est plus grande qu’un chrono », insiste-t-il.

Retrouver une relation libre

Alors, comment retrouver un rapport apaisé au sport ? Pour Seznec, il s’agit de redonner au pratiquant de la flexibilité et de la conscience. « La vie est un immense terrain de jeu », dit-il avec un sourire.

Cela passe par la diversification des sources d’équilibre : relations sociales, activités créatives, engagements familiaux ou associatifs. Mais aussi par l’usage d’outils thérapeutiques concrets :

  • Les thérapies cognitivo-comportementales, pour déconstruire les pensées automatiques.
  • L’ACT, qui aide à agir selon ses valeurs plutôt que sous la contrainte d’une envie.
  • La méditation, qui apprend à observer les émotions sans s’y engluer.

Ces approches, en redonnant une marge de manœuvre, permettent de transformer le sport en allié plutôt qu’en tyran.

Quand la société encourage l’excès

Ce que nous retenons aussi de notre rencontre, c’est la lucidité avec laquelle Seznec analyse le contexte culturel. Notre époque valorise la performance, le dépassement, l’obsession de l’efficacité. L’addiction au sport, dans ce climat, est tolérée, voire encouragée, parce qu’elle nourrit le spectacle.

« L’addiction sportive est mieux acceptée que d’autres, car elle masque la souffrance derrière le show », observe-t-il. Mais de plus en plus d’athlètes osent parler de leur santé mentale. Peut-être est-ce le signe d’un changement à venir.

La vraie frontière, dit-il, se situe entre l’effort et l’obsession. L’effort est formateur, il apprend l’humilité et l’endurance. L’obsession, elle, est une prison mentale. À nous de choisir quel modèle de sport nous voulons promouvoir.

Témoignages et images concrètes

Au fil de l’entretien, nous avons pensé à ces cyclistes amateurs qui, semaine après semaine, augmentent leur kilométrage, convaincus que plus sera toujours mieux. À ce coureur qui refuse de partir en vacances sans sa paire de chaussures, incapable d’envisager deux jours de repos. À cette triathlète qui, blessée, pédale malgré la douleur et finit par compromettre sa saison entière.

Autant de scènes qui, mises bout à bout, illustrent ce que le Dr Seznec décrit. La passion, oui. Mais quand elle dévore, elle cesse d’être une alliée.

Un livre pour aller plus loin

Son dernier ouvrage, Le sport, psychologie d’une passion, prolonge ces réflexions. On y trouve des analyses précises sur les mécanismes psychiques du sport, mais aussi un plaidoyer pour une pratique plus consciente, moins sacrificielle. C’est un livre qui parle autant aux athlètes de haut niveau qu’aux amateurs, et qui interroge notre rapport collectif à la performance.

En guise de conclusion

Lorsque nous avons quitté le Dr Seznec, nous avions le sentiment d’avoir franchi un pas. Non seulement nous comprenions mieux l’addiction au sport, mais nous regardions différemment nos propres pratiques, nos propres excès. Ce qu’il nous a offert, c’est une ouverture d’esprit, une invitation à réfléchir au sens profond de nos efforts.

Comme nous l’avions déjà ressenti avec le Dr Stéphane Cascua il y a quelques semaines, cette rencontre a été une chance. Alors, une fois encore, nous tenons à dire merci. Merci au Dr Seznec d’avoir pris le temps de nous éclairer, de partager avec nous son savoir, mais surtout de rappeler que derrière chaque coup de pédale, chaque foulée, chaque goutte de sueur, il devrait toujours y avoir de la liberté, du sens et de la joie.

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Jean-François Tatard

- 44 ans - Athlète multidisciplinaire, coach en vente et consultant sportif. Collaborateur à des sites spécialisés depuis 10 ans. Son histoire sportive commence quasiment aussi vite qu’il apprend à marcher. Le vélo et la course à pied sont vite devenus ses sujets de prédilection. Il y obtient des résultats de niveau national dans chacune de ces deux disciplines.

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