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Il y a des coureurs qu’on classe facilement : les sprinteurs, les grimpeurs, les équipiers modèles, les champions aux palmarès longs comme le bras. Et puis il y a ceux qui échappent aux catégories. Ceux qui laissent une empreinte par leur personnalité, leur liberté, leurs contradictions assumées. Nico Mattan est de ceux-là. Vainqueur de Gand-Wevelgem en 2005, compagnon de route de Franck Vandenbroucke, équipier de luxe, puis ambassadeur atypique de la bière Kwaremont, il incarne un cyclisme disparu : plus libre, plus instinctif, plus rock’n’roll. Un cyclisme où l’on pouvait encore manger des frites à la mayonnaise la veille d’une course, boire dix bières le soir d’une victoire avec Peter Van Petegem, et gagner trois jours plus tard une grande classique.
Par Jeff Tatard – Photos : collection personnelle Nico Mattan/DR
Premiers tours de roue : Marseille, Agrigente, Bogota et l’école des années 90
Le premier souvenir de Nico comme professionnel nous ramène au sud de la France, au début des années 90. « Ma toute première course, c’était avec Franck à Marseille. Il gagne tout de suite à la citadelle. » Le ton est donné. Très vite, les horizons s’élargissent : dès 1994 à Agrigente puis en 1995 à Bogota, Nico découvre l’intensité des championnats du monde. Des baptêmes de feu face à une génération flamboyante : Olano, Pantani, Jalabert, Museeuw… Des champions immenses, aux personnalités démesurées.
Nico, lui, apprend vite. Fidèle équipier, il s’intègre aux rouages du peloton, tout en laissant entrevoir ses qualités de rouleur. Les prologues deviennent son terrain de jeu privilégié. « J’ai gagné deux fois le prologue de Paris-Nice, en 2001 et 2003. J’ai même battu Millar et Cancellara. »
Pas mal pour un gars qu’on annonçait comme un second couteau. Mais Nico n’était pas là pour réciter un rôle convenu : il voulait vivre son cyclisme à sa manière.
Gand-Wevelgem 2005 : le jour de gloire
Et puis il y a ce 6 avril 2005, qui restera gravé. Gand-Wevelgem. La classique des costauds. Dans les derniers kilomètres, Juan Antonio Flecha semble filer vers la victoire. Mais Mattan revient sur lui, porté par les encouragements et les voitures de course. « J’habitais à trois kilomètres de l’arrivée. Quand tu gagnes à côté de chez toi, tu ne vas pas dormir à l’hôtel. Tu rentres chez toi en vainqueur », sourit-il.
La victoire soulève la polémique : beaucoup l’accusent d’avoir profité de l’aspiration des motos. Nico ne s’en est jamais caché : il a saisi sa chance. Et il l’assume. « Ce n’est pas parce que tu connais tous les chemins que tu peux gagner. »
Pour lui, l’important n’est pas la polémique. L’important, c’est qu’il a gagné une grande classique. Qu’il a inscrit son nom aux côtés des plus grands. Et qu’il a offert à son public flamand une victoire à domicile.
Paris-Roubaix 2002 : la course de sa vie
Et pourtant, si Nico devait choisir sa plus belle course, il ne cite pas Gand-Wevelgem. Ni même ses prologues victorieux. Non, pour lui, c’est Paris-Roubaix 2002, remporté par Johan Museeuw.
« Ce jour-là, j’ai fait 200 kilomètres devant. J’étais dans l’échappée, je marchais comme jamais. À 30 bornes de l’arrivée, j’étais encore en course pour finir deuxième derrière Museeuw. Mais j’ai glissé sur une plaque d’huile, et j’ai tout perdu. Résultat : je termine septième ou neuvième. Mais pour moi, ça reste ma meilleure course. »
Dans sa voix, il n’y a pas de regret amer, mais une fierté sincère. Celle d’avoir existé au cœur de l’Enfer du Nord, d’avoir tenu tête aux plus grands sur les pavés.
L’adversité et l’amitié : entre Museeuw, Pantani et… “les deux fous”
Quand on lui demande qui l’a marqué, Nico cite immédiatement Johan Museeuw. « À mon époque, le plus fort, c’était lui. Toutes les classiques pouvaient être pour Museeuw tellement il était au-dessus. »
Mais les souvenirs les plus vifs ne concernent pas seulement les rivaux. Ils concernent aussi les compagnons de route. Franck Vandenbroucke, bien sûr. Mais aussi Philippe Gaumont. Nico en rit encore : « Franck et Philippe, ils étaient deux fous. Deux types capables du pire comme du meilleur. Mais toujours avec un sourire. »
Ces fous comme il les appelle donnaient au peloton une saveur particulière. Une insouciance, une irrévérence. Pas de plan de carrière millimétré. Juste du talent, des coups d’éclat, des excès.
Vandenbroucke : l’ami, le frère, le patron
Impossible donc d’évoquer Mattan sans parler de Franck Vandenbroucke. Leur amitié commence tôt. « Mon premier contrat en 1994, je faisais tout pour lui. Mettre ses dossards, laver ses vêtements. À l’époque, il n’y avait même pas de machine à laver dans les hôtels. On lavait tout nous même au lavabo. »
Cette fidélité dure plus de dix ans. « Jusqu’en 2001, je travaillais pour lui. J’ai commencé à gagner pour moi-même à 30 ans. »
Nico garde un souvenir tendre et lucide : « Franck, c’était le patron. Même les directeurs sportifs n’avaient pas d’autorité sur lui. Il décidait, point. Il avait un charisme incroyable. »
La mort de Vandenbroucke le bouleverse. Mais Nico ne l’oublie pas. Il publie un livre, organise des hommages, entretient sa mémoire. « C’est moi qui gère encore sa page Instagram. Dix ans après, je poste encore des photos aux dates importantes. »
Et il va plus loin : il écrit une chanson, avec un ami musicien, en hommage à Franck. Un morceau empreint de mélancolie, qui évoque leur complicité et leur destin.
=> Écouter la chanson hommage à Franck Vandenbroucke
Bernard Sainz : l’inspirateur
Parmi les figures qui l’ont marqué, il y a aussi un personnage controversé : Bernard Sainz, surnommé Docteur Mabuse. Mais pour Nico, il reste un guide. « Je n’ai jamais eu d’entraîneur. Bernard, lui, m’a donné des conseils. Jamais de médicaments. Jamais il ne m’a proposé quoi que ce soit. »
Il y a l’anecdote célèbre de l’an 2000. Nico attrape la varicelle avant le Tour. Le médecin de l’équipe lui prescrit de gros antibiotiques. Bernard, lui, dit non : « Tu ne prends pas ça. Tu prends seulement mes gouttes de Solvarum. » Nico obéit. Quelques semaines plus tard, il termine 20ᵉ du Tour de France. « Les médecins n’ont jamais compris. Mais moi, je n’ai jamais eu de problème avec Bernard. Il m’a aidé. »
Et puis il y a ses méthodes radicales, à la veille des grands rendez-vous. « À 10 jours d’un championnat du monde, il m’a fait rouler trois fois dans la même journée : de 9h à midi, puis de 13h à 16h, et encore de 17h à 20h. Trois cents bornes dans les jambes en une seule journée. » Un entraînement extrême, qui témoigne de cette approche à la fois empirique et instinctive que prônait Mabuse.
Pour Mattan, Sainz représente une autre manière de voir le sport : plus naturelle, plus instinctive, moins médicalisée. Un contraste saisissant avec le cyclisme ultra-contrôlé d’aujourd’hui.
La bière, les frites, et la philosophie de vie
Il y a chez Nico une philosophie simple : le vélo, c’est dur, alors il faut aussi savoir profiter. « Moi, j’ai mangé des frites toute ma carrière. Avec de la mayonnaise. » Il rit en évoquant ses excès. « Avec Van Petegem, on pouvait boire dix bières le dimanche après une victoire. Et trois jours après, je gagnais Gand-Wevelgem. »
Aujourd’hui, il regarde les jeunes avec amusement. « Remco a peur de boire une demi-coupe de champagne. Moi, j’ai jamais cru à ça. Si t’es fort, t’es fort. »
Pas question pour autant de nier les exigences modernes. Mais Nico défend une vérité : ne pas entrer trop tôt dans la rigueur absolue. « Les jeunes de 17-18 ans vivent déjà comme des pros. C’est trop tôt. Faut les laisser tranquilles. »
La bière Kwaremont : une seconde vie
Son après-carrière, Nico la trouve dans un rôle inattendu : ambassadeur de la bière Kwaremont. « C’est la première bière qui a lié son image au vélo. Depuis, tout le monde a copié. »
Il en parle avec passion, comme d’un nouveau métier, mais aussi comme d’une continuité de sa vie de coureur. « J’ai vu un coureur boire la pinte entière sur un podium. Je ne dirai pas qui », éclate-t-il de rire.
Pour lui, la bière reste un symbole de convivialité, pas de dérive. « Avant, c’était une récompense. Aujourd’hui, certains croient qu’un verre de champagne va les détruire. C’est ridicule. »
Céline, l’amitié et les liens familiaux
Dans le grand tourbillon du cyclisme, certaines relations comptent plus que d’autres. Céline Vandenbroucke, fille de Jean-Luc, ex-directeur sportif, est l’une de ses amies de toujours. « Je la connais depuis 1994. Son père était mon manager. On est restés proches. »
Elle incarne pour Nico ce lien humain, cette famille élargie qu’est le cyclisme. « Elle a toujours eu un carnet d’adresses incroyable. Armstrong, Wiggins, Gilbert. Et pourtant, elle est restée simple. »
Regard sur le cyclisme moderne
Quand on lui demande ce qu’il pense du cyclisme d’aujourd’hui, Nico soupire et sourit. « Les jeunes sont suivis partout, tout le temps. On les met en altitude à 17 ans. Mais tout le monde est différent. Tu ne peux pas enfermer un gamin trois semaines dans une chambre, il devient fou. »
Et il ajoute un exemple concret, avec ce mélange de franchise et d’humour qui lui est propre : « Si tu fais ça avec Arnaud De Lie, tu le perds. Un mec comme Arnaud, je le connais bien, il faut le laisser à 300 mètres d’altitude, avec ses vaches et ses moutons. »
Son constat est clair : trop de rigueur tue la spontanéité. « Moi, j’ai commencé à marcher à 30 ans. Aujourd’hui, à 26 ans, certains arrêtent déjà parce qu’ils en ont marre. »
La sagesse tranquille
Au moment de conclure, Nico apparaît apaisé. Il n’a pas le vernis d’un champion lisse. Mais il a une vérité brute, une authenticité rare.
Son conseil aux jeunes ? « Ne soyez pas trop sérieux trop tôt. Mangez des frites. Et trouvez votre propre chemin. »
Un héritage simple, mais puissant. Celui d’un coureur qui n’a jamais triché avec lui-même, qui a tout donné, et qui continue de faire vivre une certaine idée du cyclisme : libre, humain, joyeux, un peu fou parfois, mais tellement vrai.
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