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Il y a des rencontres qui ressemblent à un simple échange. Et puis il y a celles où l’on sort de table — ou, dans notre cas, d’un long entretien — avec le sentiment d’avoir voyagé. Pas en kilomètres, mais en idées, en images, en émotions. Jean-Yves Couput est de celles-là. C’est un homme qui n’a pas seulement roulé sur les routes d’Europe, mais qui les a observées, décodées, interprétées. Un ancien coureur devenu stratège, un amoureux du vélo qui a appris à le voir comme un langage, un écosystème, un miroir de la société. Quand il parle, on entend autant l’ancien sprinteur que le philosophe, le marketeur que le poète.
Par Jeff Tatard – Photos : DR
Le vélo comme antidote
Tout commence avec une feuille de papier. Une simple visite médicale scolaire, huit ans à peine, et cette phrase griffonnée comme un verdict : « Tendance à l’embonpoint… » Pas de longues explications. Pas de psychologie. Juste ces mots qui piquent. Son grand-père, alors retraité, ne s’embarrasse pas de discours. Il inscrit Jean-Yves dans un club cyclotouriste.
Et là, le déclic : les sorties dominicales de cinquante kilomètres, la sacoche de guidon carrée, la carte Michelin glissée sous le plastique transparent. La liberté brute, l’horizon qui s’ouvre. « C’est comme un virus qu’on n’essaie jamais de soigner », me confie-t-il. Et déjà, la fascination pour les histoires que ce sport porte : les épopées, les défaillances, les héros.

Les années 80 : Épique, Baroque, Humain
Quand on évoque ses débuts en compétition, Jean-Yves choisit trois mots : Épique, Baroque, Humain. Épique, parce que c’était l’époque où l’on gagnait « au physique ». Les champions avaient la mâchoire carrée, ils serraient les dents. Baroque, avec les maillots saturés de sponsors, les casques à boudins réservés aux flahutes, les cadres en acier aux raccords sculptés comme des temples antiques. Humain, parce que rien ne rapproche plus que la souffrance partagée.
Et il refuse de céder au cliché du « c’était mieux avant » : « Je ne dirai jamais que c’était mieux avant, ni que c’est mieux aujourd’hui. » Pour lui, chaque époque a sa vérité.
Sciences Po : penser le sport autrement
Jean-Yves a étudié à Sciences Po. Une formation qui a changé sa manière de voir le vélo : « Ça m’a appris à penser le sport au-delà du sport. » Il parle du vélo comme d’un « système vivant » où se croisent fédérations, organisateurs, diffuseurs, équipes. Un espace où la technique n’est qu’une pièce d’un vaste puzzle politique, économique et culturel.
La pureté de l’effort
L’ancien sprinteur garde un souvenir précis de la quintessence de l’effort : « Les 250 derniers mètres, c’est de la perfection technique dans la maîtrise de l’équilibre, du contact épaule contre épaule, roue au millimètre. » Là, chaque geste compte. Là, quand tout s’aligne, « tu lèves les bras ».
De l’instinct aux données
Ce qui a le plus changé ? « La donnée. » Aujourd’hui, on ne roule plus seulement avec ses jambes et son instinct, mais avec des capteurs, des plans calibrés, une science chirurgicale de la nutrition et de l’effort. Pourtant, Jean-Yves sourit : « Dès 1981, j’utilisais déjà un cardio-fréquencemètre et je tenais un carnet d’entraînement précis. »
Ce qui ne changera jamais, selon lui, c’est la vérité de la route : « À un moment, il n’y a plus de technologie. Tu te retrouves face à toi-même, juste toi, ton physique et ton mental… Le plafond, c’est toujours celui de la souffrance. »
La relation au corps
Quand on parle de l’évolution du rapport au corps, il se fait grave. « Le sport de haut niveau est incompatible avec une bonne santé à long terme. » Il pense aux contraintes extrêmes des grands Tours, aux rapports poids/puissance qui frôlent l’obsession. Ce qui le révolte, ce sont les standards imposés, la dictature du poids minimal. « Cela doit rester un choix personnel, encadré par une équipe médicale. »
Penser l’expérience avant le produit
Après sa carrière, Jean-Yves a été un acteur clé du marketing communautaire chez Salomon. Une école de l’écoute. Il en tire une leçon que le vélo pourrait retenir : « Partir des besoins des pratiquants, de leurs frustrations, et seulement après concevoir le produit. »
Il s’amuse des promesses de l’industrie : « On vend 7 % de gains aérodynamiques sur un cadre qui représente 10 % de la traînée. Ça fait 0,7 %… Sérieusement ? » Et il tranche : « Faites-nous des vélos sans entretien, confortables, sûrs… et beaux ! »
Une histoire avant tout
Le storytelling ? Oui, mais pas n’importe comment. « We don’t create stories to sell, we sell because we have a story to tell. » Sinon, c’est du roman de gare. L’histoire, pour lui, doit porter une vérité, une émotion. C’est elle qui commence à faire vivre la marque dans l’esprit des gens.
La poésie du bois
On croise parfois Jean-Yves sur un vélo en bois. Un objet unique, façonné par un artisan en plus de 250 heures. « Le bois est un matériau vivant. Il se passe quelque chose d’inexplicable. » Paradoxe : ce vélo, plus lourd d’un kilo qu’un cadre carbone haut de gamme, lui a offert quelques-uns de ses meilleurs chronos en montée.
L’expérimentation et le Gravel
L’expérimentation existe toujours, dit-il, citant le Concours de Machines où les artisans débordent d’ingéniosité. Et puis il y a le Gravel : « C’est le vélo sans frontière, sans limite, sans a priori. » Une alchimie libre qui mélange les genres et réinvente la pratique.
Le vélo comme culture vivante
Jean-Yves ne voit pas le vélo comme une révolution permanente, mais comme une évolution constante. Pas seulement comme sport, mais comme outil de mobilité, comme culture, comme économie.
Son rêve ? Une pratique qui accompagne toute la vie, « de la draisienne aux vélos à assistance électrique ».
Et il rappelle que le vélo a déjà été un levier social puissant : « Il a participé à la libération des femmes, en leur offrant autonomie et indépendance bien avant que la société ne leur accorde ces droits. »
Plaisirs cachés et leçons de vie
Son plaisir caché ? Descendre vite, repousser le freinage, jouer avec la trajectoire. Ce que le vélo lui a appris ? Qu’on peut aller plus loin que ce qu’on imagine, et qu’aucun « haut » ni « bas » n’est définitif. « En vélo, comme dans la vie, les moments de déprime laissent place à l’euphorie quelques minutes plus tard. »
S’il devait laisser un conseil à un jeune : « Seule la constance dans l’effort et le plaisir paye. »
En quittant Jean-Yves Couput, on garde l’impression d’avoir parlé autant de vélo que de vie. L’homme ne se contente pas de pédaler : il observe, analyse, transmet. Il parle de souffrance et de beauté, de marketing et de liberté, de bois et de carbone, de technologie et d’instinct.
Et peut-être est-ce là sa plus grande leçon : comprendre que le vélo n’est pas seulement un sport. C’est un miroir. Et que ce qu’il reflète, c’est toujours nous-mêmes.
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