Emmanuel Brunet, l’alchimiste discret du cyclisme français

Il nous a ouvert sa porte sans détour, comme il est. Emmanuel Brunet, c’est le genre de mec qu’on écoute. Pas parce qu’il en impose, mais parce qu’il parle juste. Dans son bureau, entre les piles de papiers et les souvenirs, on devine le chemin : exigeant, discret, habité. On n’est pas venu pour faire un portrait flatteur. On est venu pour comprendre. Ce que ça veut dire, s’engager pour de vrai. Former, transmettre, chercher la justesse, encore et toujours. Avec une question simple : qu’est-ce qu’on laisse derrière soi, quand on a passé sa vie à faire grandir les autres ?

Par Jeff Tatard – Photos : ©FFC-Patrick Pichon, DR

Le seuil d’une maison pleine de vélos

Quand Emmanuel Brunet a tourné la clé dans la serrure pour nous accueillir, le couloir s’est aussitôt transformé en musée vécu : un vieux Gazelle à garde-boue poli, deux cadres piste appuyés l’un contre l’autre, un gravel couvert de poussière sèche, un boyau suspendu comme un chapelet. « Ici, chaque vélo a son histoire », glisse-t-il avec un sourire qui dit à la fois la fierté et la simplicité. Il nous a réellement ouvert sa porte, au propre comme au figuré, et nous a confié un peu de cette intimité qui nourrit sa vision de la performance : une vision composite, faite d’enfance, de science, de haute exigence et d’une part jamais négociable de plaisir.

L’enfance en roue libre : genèse d’une passion

Avant d’accumuler les diplômes et de siéger au cœur de la Fédération, Emmanuel a, comme tant d’autres, commencé par jouer. En 1993, lui et son frère Aymeric s’inventent un Tour de France quotidien dans leur lotissement : ils tracent les cols à la craie, comptent les points du meilleur grimpeur, franchissent des lignes d’arrivée imaginaires. « Je crois que ma passion est née de cette liberté et de la quête d’aventure que le vélo permettait quand j’étais enfant », raconte-t-il. L’anecdote n’est pas décorative : elle explique son obsession actuelle pour la créativité, pour le refus des routines stériles, pour l’idée qu’« innover » est — et restera — son plus grand défi. Là où d’autres se figent dans des protocoles, Brunet se souvient qu’on peut encore dessiner une épingle au sol et s’élancer, juste pour voir.

Emmanuel Brunet, l’alchimiste discret du cyclisme français
Ligne d’arrivée franchie en solitaire, les bras vers le ciel, la joie brute d’un coureur amateur qui roulait déjà avec le cœur d’un entraîneur.

Du coureur/entraîneur au stratège de la FFC

Emmanuel Brunet n’a jamais vraiment quitté le terrain. À 17 ans seulement, il endosse déjà la double casquette coureur/entraîneur à Cours-la-Ville Cyclisme. Très vite, il passe ses diplômes fédéraux, nourrit sa curiosité à l’université de STAPS, multiplie les week-ends de course. Ce premier cycle d’apprentissage s’achève en 2005, lorsqu’il décroche le concours du professorat de sport et devient Conseiller Technique Régional en Bourgogne. Huit ans de terrain, de « moyens relativement primaires » et d’ingéniosité permanente : organiser un stage, monter un pôle espoir, convaincre les dirigeants, séduire les jeunes, rallier les éducateurs. « Vous êtes en permanence dans l’action ; il faut redoubler d’inventivité pour rester attractif », résume-t-il.

Ces années forgent l’artisan, mais c’est en 2014 qu’il endosse le costume d’architecte : manager général de la performance à la FFC. Contexte délicat : déménagement du siège, réorganisation des pôles. Contexte stimulant aussi : page quasi blanche. Entre deux cartons, Brunet bâtit une cellule Recherche & Performance qui, au fil des olympiades, deviendra l’un des leviers secrets de la réussite française. On lui doit l’essor de l’aérodynamisme appliqué, l’intégration de thésards devenus docteurs, la création de nouvelles métriques d’analyse. Pourtant, lorsqu’on le pousse à dresser un bilan, il se dérobe : « Les entraîneurs et les athlètes répondraient mieux que moi. Il y a des choses qu’ils ne voient pas, celles qu’on actionne dans l’ombre… ».

Emmanuel Brunet, l’alchimiste discret du cyclisme français
Tout se règle dans les moindres détails avant un grand événement, de la position aux plis formés par la combinaison, ici avec Julian Alaphilippe avant les JO de Paris 2024.

Un leadership tissé d’hommages et de gratitude

L’humilité n’est pas posture chez Emmanuel ; elle est réflexe. Chaque fois qu’il raconte son parcours, il convoque une galerie d’inspirateurs : Jean-Paul Canet, premier président de club (« Il serait fier là-haut »), Régis Auclair, directeur sportif passionné « jusqu’à la déraison », Alain Pradier en Bourgogne, Vincent Jacquet à la DTN, sans oublier les entraîneurs nationaux, les collègues chercheurs, les athlètes qu’il a côtoyés — de Thomas Voeckler à Juliette Labous. Pour lui, la performance est nécessairement collective. « Dans une équipe, chaque acteur compte », insiste-t-il. Et s’il se targue de quelque chose, c’est d’avoir permis à des « sport scientists » d’éclore : catalyseurs invisibles entre laboratoire et piste.

Science, terrain et exigence humaine : l’équation quotidienne

Comment fait-on dialoguer, jour après jour, la rigueur d’un protocole scientifique et l’urgence d’un coureur qui veut gagner dimanche ? Emmanuel répond par un processus en trois temps. D’abord, partir des besoins du terrain : « Les questions scientifiques doivent être issues des enjeux de performance, pas d’une lubie de chercheur ». Ensuite, écrire et défendre les projets en associant tout le monde, même si « l’entraîneur est toujours pressé ». Enfin, planifier comme on planifie un pic de forme : objectifs clairs, suivi précis, amélioration permanente. « Cette recherche n’a ni début ni fin ; elle s’alimente sans cesse de nos expériences et de nos lectures ». Et lorsque les données deviennent actionnables, elles changent le destin d’un sprinter en finale olympique ou d’une équipe féminine de poursuite soudain propulsée au quatrième temps mondial.

Ce dialogue constant entre recherche et terrain, entre données et intuition, entre rigueur et adaptation, résonne fortement avec les propos de plusieurs experts du haut niveau. À ce titre, le podcast Cyclisme Performance Académie propose des éclairages passionnants sur cette articulation fine entre science et pratique, souvent invisibles pour le grand public mais décisifs dans la réussite sportive.

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Des médailles aux cicatrices : apprendre de l’échec

Brunet ne romantise pas la défaite ; il la dissèque. Doha 2016, Yorkshire 2019, Innsbruck 2018 : autant de traumatismes qui l’obligent à se réinventer. Il reprend alors le lexique de l’athlète : analyser, s’entraîner, revenir plus fort. Peut-être est-ce là que se joue sa proximité avec les champions : dans cette même intolérance à l’échec, vectrice de progrès. Il cite encore Thomas Voeckler : après Innsbruck, les deux hommes passent des heures à restaurer la confiance, à réécrire les plans, à peaufiner les détails. Trois ans plus tard, les résultats leur donnent raison. « Comme les sportifs, j’apprends de mes échecs », confie-t-il, ajoutant qu’il préfère la lucidité à la culture de l’alibi.

Emmanuel Brunet, l’alchimiste discret du cyclisme français
Trois ans d’échecs pour en arriver là. Aux côtés d’Alaphilippe, sacré à Imola en 2020, Brunet savoure sans oublier les cicatrices.

Une philosophie de la performance : complexité, mouvement, partage

Interroger Emmanuel sur la définition même de la performance, c’est le voir froncer les sourcils comme s’il regardait l’horizon : « Je la définis comme complexe et mouvante ». Rien n’y est jamais figé ; la densité augmente sans cesse ; il faut se réinventer ou disparaître. Ses valeurs cardinales : écouter, analyser, étudier, tester, travailler, le tout « dans un esprit de partage et de collaboration ». Un encadrement performant ? Celui qui accepte la complexité, qui ne s’abrite pas derrière le « travail bien fait » mais se demande si l’on a réellement progressé. Un management transversal, post-fordiste, où chaque compétence irrigue l’autre, où l’omission de l’objectif final — gagner — serait un non-sens.

L’appel des Jeux, la tentation de l’UCI

Après avoir contribué à Tokyo 2020 et préparé Paris 2024, Emmanuel change de cadre : direction l’Union Cycliste Internationale, où il devient Senior Manager de l’Équipement. L’homme des innovations rejoint la tour de contrôle des règles techniques. « Cela consiste à réglementer, homologuer, contrôler, mais surtout à mettre en place une concertation permanente ». La motivation ? Rester dans le vélo, rester au plus proche des enjeux matériels qui le passionnent depuis toujours, et relever un défi familial : déménager avec toute la tribu. À l’UCI, il ne pensera plus chaque matin à la performance d’un seul athlète, mais au cadre global qui permettra à tous de performer sans tricher ni se mettre en danger.

Emmanuel Brunet, l’alchimiste discret du cyclisme français
Face aux vents contrôlés, les données s’affinent. Aux côtés de Léo Bergère, chaque ajustement est une réponse technique à une ambition olympique.

Penser global, agir local : deux grands enjeux mondiaux

Pour l’avenir, il identifie deux menaces. D’abord, une Génération Z gavée de datas et d’IA mais pauvre en esprit critique : « Il faut sortir des pratiques stéréotypées ». Ensuite, la frénésie du recrutement des jeunes talents par les équipes pro, qui dérègle le développement harmonieux des coureurs et menace l’équilibre du cyclisme amateur. Là encore, sa réponse mêle régulation, pédagogie et responsabilité collective. Quant au « modèle français », il refuse de l’ériger en étendard : chaque nation doit bricoler sa propre alchimie, à condition d’aligner recherche, moyens et vision à long terme.

Garder le vélo vivant : une idée pour les jeunes

Que transmettrait-il à la génération montante ? « Le vélo est une grande aventure composée de multiples petites aventures. Vis-les à fond, cherche le plaisir intérieur, et pense toujours à ta sécurité et à celle des autres ». Derrière la phrase, il y a l’homme qui, enfant, dessinait ses étapes à la craie ; le scientifique qui veille à ce qu’une optimisation aérodynamique ne mette pas un coureur au sol ; le manager qui refuse de sacrifier l’équité sur l’autel de la performance. En somme, la même cohérence éthique, du trottoir de Cours-la-Ville aux laboratoires high-tech, de la piste de Saint-Quentin aux couloirs de l’UCI.

Emmanuel Brunet, l’alchimiste discret du cyclisme français
Photo de famille d’un staff de très haut niveau, où chaque visage raconte une part du succès collectif de l’équipe de France de cyclisme sur route.

Sous le casque, la sagesse

« L’excellence ». S’il fallait résumer ses années à la Fédération en un mot, Emmanuel Brunet choisirait celui-là — pas pour brandir un trophée, mais parce qu’il le considère comme un devoir quotidien. Excellence du geste, de la réflexion, de la relation humaine. Il nous quitte sur le perron avec ce regard que l’on surprend chez les passionnés chroniques : déjà ailleurs, déjà demain, déjà dans l’idée suivante. Son dernier conseil résonne comme un mantra : innover, oui, mais jamais au prix de l’humain.

En refermant la porte, on repense à ces vélos entassés, à ces boyaux neufs montés sur un cadre des années 70, à cette liberté qui n’a pas vieilli. Le vrai secret d’Emmanuel Brunet est peut-être là : une capacité rare à conjuguer passé et futur, enfance et expertise, jeu et recherche. À faire de chaque sortie de virage une occasion de reprendre de la vitesse — et d’en sortir un peu plus sage.

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Jean-François Tatard

- 44 ans - Athlète multidisciplinaire, coach en vente et consultant sportif. Collaborateur à des sites spécialisés depuis 10 ans. Son histoire sportive commence quasiment aussi vite qu’il apprend à marcher. Le vélo et la course à pied sont vite devenus ses sujets de prédilection. Il y obtient des résultats de niveau national dans chacune de ces deux disciplines.

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