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À force de le lire, on pourrait croire qu’Antoine Vayer est un homme de chiffres. À force de l’écouter, on comprend qu’il est surtout un homme de principes. Ceux-là même qui, dans le cyclisme professionnel, semblent parfois être en voie d’extinction. Ancien entraîneur devenu chroniqueur, statisticien, éditeur, trublion numérique, lanceur d’alerte avant que le terme n’existe, mais aussi professeur d’EPS et père de cinq garçons, Antoine Vayer est tout sauf un personnage simple. Il est clivant ? Non. Ce sont les gens qui ne comprennent pas, dit-il. Un électron libre ? Oui. Mais pas pour faire joli. Pour rester droit. Car « ne pas se prostituer, c’est tout de même agréable. » Alors que les pelotons tournent toujours, lui continue de creuser. Le fond. Le sens. Et parfois la tombe d’un certain cyclisme. Nous l’avons rencontré pour une entrevue exclusive et on vous raconte…
Par Jeff Tatard – Photos : collection personnelle A.Vayer/©DR
L’entraîneur avant le polémiste
Quand on lui demande quand il est passé du terrain à la tribune, la réponse fuse, tranchante : « Mon rôle a toujours été d’entraîner. » Et de rappeler qu’il fut le premier entraîneur embauché à plein temps dans le cyclisme professionnel, pionnier de l’entraînement 2.0, de l’usage des capteurs, des méthodes modernes. Avant d’être chroniqueur, il a été bâtisseur. Et c’est peut-être ce qui donne du poids à ses coups de gueule : ils viennent de quelqu’un qui a vu l’intérieur de la machine.
Mais très tôt, alerter a été une évidence. D’abord en interne. Puis en 1998, quand plus personne ne voulait écouter. Alors il a parlé. Et certains n’ont toujours pas digéré.
Festina : la fracture fondatrice
« 1998 a été un soulagement. » Celui qui a vu l’équipe Festina devenir numéro 1 mondiale n’a pas hésité à quitter le navire. Il aurait pu y rester. Un avocat lui propose alors de quadrupler son salaire. Il refuse. Ce n’est pas une posture, c’est une nature. La liberté, pour lui, ça ne se négocie pas. Ni contre de l’argent, ni contre du prestige. Car « le problème, ce n’est pas moi. C’est qu’il n’existe pas assez de gens comme moi. »
Certains l’ont traité de traître. Lui parle de devoir de citoyen. Il fait ce que beaucoup rêvent de faire : il dit ce qu’il pense, au prix de tout le reste. La loyauté ? « Je ne comprends pas ce mot, dans un système gangrené. » La triche, dit-il, doit être tuée, pas tolérée.
Le sport, les watts et l’absurde
Antoine Vayer est souvent caricaturé comme un technicien obsédé par les watts. Il en rit. « Ceux qui disent ça sont cons. Ils ne lisent pas ce que j’écris. » Depuis 1999, il crée un genre nouveau : le data journalisme sportif. Avec les outils qu’il a lui-même introduits : cardiofréquencemètres, capteurs de puissance, méthodes d’analyse. Aujourd’hui encore, la moitié des entraîneurs du peloton utilise des outils qu’il a popularisés. Il ne court pas après les honneurs. Il court après la cohérence scientifique.
Mais que ceux qui le réduisent à un tableau Excel s’épargnent l’effort : il peut aussi écrire de la poésie. Et, parfois, il est encore ému devant une course. À condition que la triche ait levé le pied. Ce qui est, on l’aura compris, rare.
La parole tranchante, mais jamais vide
Sur les réseaux, il coupe. Il tranche. Il pique. Mais pas pour le plaisir. « Je ne suis pas clivant. Ce sont les gens qui sont clivés. » La nuance est subtile, mais elle résume l’homme : il n’a pas besoin d’audience. Il a besoin de dire. C’est tout. Et si cela heurte, tant pis. Il s’en fout. « Comme de Colin Tampon. »
Il assume aussi d’être parfois trop gentil. De ne pas avoir tapé assez fort, assez souvent. On croit rêver. Lui qui a distribué les scuds et fait grincer les dents jusque dans les couloirs de l’UCI ? Mais non. Il aurait pu aller plus loin.
L’intelligence et le feu
Antoine Vayer, c’est l’alliance rare de la science et de la morale. Il connaît le sport de l’intérieur, mais le regarde avec les yeux d’un sociologue. Et d’un citoyen. Il a foi en l’intelligence. C’est même ce qui le désespère le plus : le manque de hauteur, d’éthique, de vision chez ceux qui dirigent.
Il parle du syndrome de Peter chez les dirigeants. Du journalisme rentré dans le rang. De ce cyclisme qui se nourrit de ses propres excréments. Oui, il parle comme ça. Mais jamais gratuitement.
Et pourtant, il n’est pas fatigué. Car « dénoncer est une grande source d’énergie. » Il se nourrit de sa mission. Comme un chevalier désabusé, mais qui ne lâche pas l’épée. Ni les punchlines.
Le cow-boy solitaire
On le croit seul. Il se dit « poor lonesome cowboy. » Mais il a un clan. Des anonymes. Des coureurs qui le remercient en off. Des bénévoles de sites comme cyclisme-dopage.com. Il a aussi une famille nombreuse, cinq garçons, une femme en rémission d’un cancer. Et des journées tellement pleines qu’il s’évanouit parfois de sommeil. Ce n’est pas un provocateur oisif. C’est un homme débordé, habité, organisé. Le troll, chez lui, est un outil, pas un métier.
Le système ne veut pas changer
On l’a consulté. À Paris, Lausanne, même rue de Varennes. Des hauts fonctionnaires. Des politiques. Mais aucun n’avait vraiment envie de changer. Pas en profondeur. Pas de manière désintéressée. Alors il a cofondé Change Cycling Now, écrit des manifestes, proposé des réformes concrètes. Rien n’a bougé. Ou si peu.
« Les tricheurs pourraient être éliminés en quelques mois. Mais ça n’intéresse pas. » Voilà. L’aveu d’échec du réformateur. Et la promesse d’un engagement intact.
La cancel culture ? Un symptôme, pas un accident
Il le dit entre deux phrases : il faudrait parler de cancel culture. Parce qu’elle est là, aussi, dans le cyclisme. Quand un homme comme lui, qu’on ne peut ni acheter ni faire taire, est écarté non pas pour ses erreurs, mais pour ses vérités.
Dans un sport gangrené par les silences, la parole libre devient suspecte. Alors on ne la débat pas. On la blackliste. On ne réfute pas les chiffres. On attaque le messager. La culture du bannissement a remplacé celle du débat. Et tant que le cyclisme préférera les communicants aux contradicteurs, il restera malade.
Et demain ?
Et s’il revenait ? S’il acceptait un rôle officiel ? Il en doute. Mais ne ferme pas la porte. Il a des solutions. Il a la méthode. Il connaît le terrain. Ce qu’il n’a pas, c’est la certitude d’être entendu. Et surtout : la foi dans ceux qui sont déjà en place.
Alors il continue. À sa manière. Un œil sur les watts, l’autre sur le monde. Un pied dans le sport, l’autre dans la vérité. Antoine Vayer n’est pas là pour plaire. Il est là pour réveiller. Et si vous n’êtes pas d’accord, tant mieux. « On avance mieux avec un peu de contradiction. »
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